Jean-Luc F.

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Conseillé par (Libraire)
16 mai 2024

La saga du fascisme, suite

Après « L'enfant du siècle » et « L'Homme de la Providence », Antonio Scurati poursuit avec ce troisième tome sa formidable saga du fascisme, sobrement intitulée « M », comme Mussolini. Dans cette ambitieuse entreprise littéraire, Scurati ne fait pas œuvre de biographe, ni même d'historien stricto sensu , mais bien de romancier, en précisant toutefois que, chez lui, « ce n'est pas le roman qui court après l'histoire, mais l'histoire qui se mue en roman ». En s'appuyant sur des sources extraordinairement riches (journaux intimes, lettres, manifestes, discours, articles de presse), dont il cite de nombreux extraits à la fin de chaque chapitre, Scurati revendique une conformité, « dans les moindres détails », aux événement historiques.
Des trois tomes, « Les derniers jours de l'Europe » est le plus passionnant. Centré sur la période qui va de mai 1938 à juin 1940, il décrit la mécanique qui a mené au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Mussolini lui-même, paradoxalement, s'efface, comme hypnotisé par Hitler, à la remorque duquel il met sa politique étrangère, mais aussi intérieure, en faisant adopter par acclamation des lois anti-juives pires que celles appliquées en Allemagne. D'autres acteurs prennent le pas sur le « Duce », Hitler bien entendu, mais aussi, parmi d'autres, Joachim von Ribbentrop, ministre des affaires étrangères du Reich et un des plus sinistres « dignitaires » nazis, et son homologue italien, Galeazzo Ciano, gendre de Mussolini, dont le journal politique montre tout à le fois la lucidité et la veulerie. Sans oublier Winston Churchill dont Scurati brosse un bref mais magnifique portrait. Des figures plus anonymes apparaissent également, comme celle, émouvante, de Renzo Ravenna, Juif de Ferrare, et fasciste de la première heure qui se rendra compte trop tard que le mot « Juif » « s'est répandu sur son existence comme une tache d'huile ».
Scurati fait évidemment la part belle à la psychologie de ces protagonistes comme moteur de l'histoire. Mais c'est ce qui rend son récit extrêmement vivant, et absolument passionnant, sans céder sur la rigueur historique. Faut-il ajouter que tout cela résonne sombrement avec ce qui se déroule aujourd'hui en Europe, sous nos yeux.

Jean-Luc

Colombe BONCENNE

Zoé

16,00
Conseillé par (Libraire)
5 avril 2024

De bonnes nouvelles

A La Grande Ourse on aime bien Colombe Boncenne, qui avait ravi l'auditoire quand elle était venue nous présenter « Comme neige », son premier roman. Depuis elle nous donne régulièrement de ses nouvelles, en nous envoyant un exemplaire du livre qu'elle vient de publier, avec un petit mot amical.
Le titre de son dernier livre, « De mes nouvelles » est précisément à prendre dans ce sens. Il s'agit d'un recueil de nouvelles, on l'aura deviné. Mais aux travers de celles-ci, Colombe Boncenne vient partager avec ses lecteurs son cheminement d'écrivaine et de femme, les doutes et les questions qui l'assaillent, et les réponses que lui offre miraculeusement l'écriture.
Les moments du quotidien sont la matière qui nourrit cette quinzaine de nouvelles dont chacune s'interroge à sa manière, sur les curieuses relations qu'entretiennent la réalité et notre imaginaire.
Un trajet à vélo, et Colombe s'invente une amie qui pédalera à côté d'elle : une histoire se construit alors dont on ne sait plus au bout d'un moment quelle est la part d'invention (la nouvelle s'intitule « Perdre les pédales »). Un week-end au bord de la mer rappelle à Colombe une mystérieuse carte postale découverte, enfant, chez son père, et les souvenirs de ce dernier affluent. Un brossage de dents (quoi de plus quotidien ?) et c'est l'image de Nicole Kidman qui surgit, dans une scène de film (peut-être le « Eyes Wide Shut » de Stanley Kubrick), puis d'autres scènes, et on se retrouve bientôt dans un film d'épouvante.
Étranges, méditatives, toujours surprenantes, ce sont en tout cas de bonnes nouvelles que Colombe Boncenne nous donne ici. On espère la revoir bientôt à La Grande Ourse.

Jean-Luc

Sabine Wespieser Éditeur

23,00
Conseillé par (Libraire)
25 mars 2024

Chronique des petites gens

Dans la Vienne des années 60, encore en pleine reconstruction, le jeune Robert survit en louant une chambre chez une veuve de guerre et en aidant au marché des Carmélites.
«Mais voilà que le café du marché avait fermé. C'était un bistrot sombre et mal entretenu. Le gérant, un ex-viticulteur du Südburgenland entre les mains duquel la vigne avait expiré, l'avait repris après le guerre et laissé végéter toutes ces années».
Robert reprend le café. Il ne parvient pas à lui trouver de nom ; ce sera le café sans nom que fréquentent bientôt les petites gens du quartier, auxquels Robert sert «du café, de la limonade, du soda-framboise, de la bière, du vin du Stammersdorf et de Gumpoldkirchen (…) et pour manger des tartines de saindoux et des stick salés».
C'est la chronique tout à la fois légère et mélancolique du quotidien de ce café sans nom que tient pour nous le beau roman de Robert Seethaler, entre portraits hauts en couleur et monologues intérieurs désabusés, dans une langue aussi dépouillée d'artifices que le sont les vies qu'il décrit.
Les saisons passent, puis les années. Le propriétaire vend l'immeuble. Robert doit fermer le café, mais il ne le fera pas sans donner une grande fête d'adieu, avec tous ses clients. On danse toute la nuit sur des vieux morceaux de musique américaine de ces années-là.. Et c'est beau et poignant, comme un film d'Aki Kaurismäki....

Jean-Luc

Conseillé par (Libraire)
5 février 2024

A la recherche du temps perdu

Les romans de Patrick Modiano sont comme ces cafés parisiens qu'il décrit si bien,. Le décor de zinc et de bois verni échappe aux modes, l'ambiance est feutrée, on observe les clients avec curiosité, on saisit des bribes de conversation, on laisse son esprit vagabonder. D'un coup on est ailleurs.
La danseuse débute dans un de ces cafés "encore protégé de la dureté du temps présent". Le narrateur y" fait halte" avec une vieille connaissance, rencontrée par hasard, Serge Verzini....Ils y boivent une grenadine et évoquent ensemble "un passé lointain", et une relation commune, qu'ils nomment "la danseuse", et son fils, le petit Pierre.
Suivre le fil de l'intrigue serait peine perdue. La danseuse construit son récit par bribes, comme les bribes de conversations saisies dans un café. On y croise des personnages aux noms improbables (Modiano dit choisir ces noms dans l'annuaire téléphonique, mais dit-il vrai ?) : Serge Verzini, donc, Hovine, André Barise, Pola Hubersen, Mme Juan, qui évoquent immédiatement le monde interlope que Modiano affectionne. Il y a aussi Boris Kniasseff, un danseur qui a cotoyé Jean-Pierre Bonnefous et Marpessa Dawn. Eux et elle ont vraiment existé : c'est tout l'art de Modiano de mêler réel et imaginaire et de créer ainsi un univers qui lui est propre. On y déambule dans un Paris qui semble lui aussi à la frontière du réel et de l'imaginaire, et dont Modiano, arpenteur infatigable, fait émerger des noms de rues qui sonnent comme les paroles d'une chanson (la rue Coustou, la rue Chauveau-Largarde, la rue Godot-de-Mauroy). On est dans l'univers étrange et incertain de Patrick Modiano. On est ailleurs
Ces noms, ces lieux, ces bribes de récit miroitent à a manière d'un kaléidoscope, celui de ce "passé lointain" qui refait surface dans la mémoire enfouie du narrateur. A travers ses romans (près de 45 au total) Modiano construit sa propre recherche du temps perdu, dont "La danseuse" pourrait être un des derniers épisodes. "Il n'y a pas de passé, ni d'étoile morte, ni d'années-lumière qui nous séparent à jamais les uns des autres, mais ce présent éternel" conclut magnifiquement le livre.

Jean-Luc

Conseillé par (Libraire)
4 novembre 2023

Terres de sang

Le 22 février 2022 Jonathan Littell achève le manuscrit du livre qu'il a entrepris d'écrire un an auparavant, avec le photographe Antoine d'Agata, sur Babyn Yar (littéralement "Le ravin de la vieille"), lieu dans la banlieue de Kiev où furent assassinés par les nazis, les 29 et 30 septembre 1941, plus de 33000 Juifs. Le 24 février La Russie envahit L'Ukraine. « Déjà le texte que j'avais écrit était hors sujet, entièrement » constate Littell. En mai 2022 il retourne en Ukraine, toujours avec Antoine d'Agata et entame ce qui deviendra « Un endroit inconvénient », en intégrant à sa réflexion la ville de Boutcha et les villages alentour, toujours dans la banlieue de Kiev, désormais tristement connus pour être le lieu de massacres de masse commis par l'armée russe pendant le mois où elle a occupé les lieux, en mars 2022.
Fruit de nombreux allers-retours en Ukraine de ses deux auteurs, ensemble ou séparément, « Un endroit inconvénient » mêle description des lieux, d'une précision quasi obsessionnelle, récits laconiques des faits, recueil de témoignages, portraits empreints d'humanité. C'est surtout une ample et profonde méditation sur la mémoire, et sur l'Histoire, sa mécanique, les traces qu'elle laisse, ou qui disparaissent (Babyn Yar est aujourdhui un parc saturé de monument commémoratifs, mais où littéralement « il n'y a rien à voir » du lieu du massacre lui-même, dont les traces ont été effacées par les nazis, puis par les Soviétiques après la guerre). Un long chapitre revient sur l'histoire de l'Ukraine au XXe siècle, qui éclaire de façon limpide la complexité du devenir de ces « terres de sang » (selon l'expression de l'historien américain Timothy Snyder, abondamment cité par Littell).
Les photographies d'Antoine d'Agata, superbes, apportent au texte un contrepoint tantôt strictement documentaire, tantôt sombrement méditatif : portraits douloureux, sous-bois figés par le froid, inquiétant panache de fumée d'un incendie.
Un livre essentiel.

Jean-Luc