Eric R.

Conseillé par (Libraire)
19 août 2021

Un texte haletant

Coulibaly est un grand coureur de 400 mètres. mais aussi un voleur.
"Vainqueur le jour, voleur la nuit". Mathieu Poulain utilise la littérature du réel pour raconter, après deux années de parloir, cette double vie exceptionnelle, et nous interpelle sur l'utilité de la prison comme unique solution à la délinquance.

Magnifique.

Eric

Toumany Coulibaly. Si vous fréquentez les pages du journal l’Equipe, ce nom vous évoquera peut être celui d’un athlète. Un coureur de 400 mètres, champion de France en salle en 2015. Mais lecteur du Parisien, du Figaro, ce nom a fait aussi partie de vos lectures. Dans la rubrique des faits divers. Athlète et escroc, surdoué physiquement et voyou impénitent, le licencié au club de Montgeron a mené pendant des années, conjointement, une vie d’athlète de haut niveau et une vie de malfrat. Le soir de son titre national, il braque une boutique de téléphones mobiles. Mathieu Palan, journaliste, amoureux de sport, enquêteur dans un service de la protection judiciaire de la jeunesse, originaire de la même région parisienne, est interpellé par la trajectoire du sprinter. Il le contacte en prison et pendant deux ans de chaque côté du parloir, deux hommes vont apprendre à se connaître. L’un est devenu délinquant. Pas l’autre. Pourquoi? Question majeure qu’au cours de ce récit, le journaliste va déployer sous toutes ses facettes comme dans un miroir inversé.

« L’enfermement, l’amitié et la délinquance, pourquoi certains s’en sortent et d’autres pas. J’ai longtemps tourné autour de ces obsessions ».

Coulibaly concentre sur son histoire l’ensemble de ces questions. D’origine malienne, cinquième enfant d’une famille qui en comptera dix-huit, il vole à âge de six ans, une Gameboy, premier larcin d’une longue série qui le mènera en prison plusieurs années plus tard. L’ambivalence est omniprésente dans l’histoire personnelle de l’athlète qui dit de lui même « En fait j’ai un aspect positif en apparence mais assez négatif derrière » et dont une forme de schizophrénie l’incite à être « vainqueur le jour, voleur la nuit ». Mathieu Palain raconte objectivement cette double vie qu’il confronte à l’entourage de l’athlète: Jean-Michel Regain, son premier coach, Leslie Djhone, Patricia Girard mais aussi la présidente de son club, Anne.
Le journaliste décrit minutieusement et chronologiquement ces années de paradoxe. Avec lui, on suit cette descente aux enfers et avec l’auteur on se prend d’affection pour le futur champion annoncé qui précise qu’il a «plus d’adrénaline quand les flics me courent après qu’en remportant un 400 mètres ». On pénètre un univers mental désarmant par sa gentillesse, sa naïveté, mais aussi peut être par son cynisme. Désorienté Mathieu Palain doit à son tour se blinder, lui à qui les psys disent «protégez vous ».

S’interrogeant sur son travail, sur les conséquences de ces rencontres hebdomadaires qui lui seront finalement interdites par l’administration pénitentiaire craintive, l’auteur met en perspective le rôle de la prison avec toutes les enquêtes qu’il a menées préalablement aux Etats-Unis comme en France. L’univers carcéral le fascine, intrigué par l’existence de ces êtres qui, vivants, sont hors la vie.

A la manière de cette littérature du réel mise en évidence par Emmanuel Carrère, Yvan Jablonka ou encore Florence Aubenas, Mathieu Palan, dont le père était éducateur, dissèque cette absence d’existence en milieu carcéral, examine l’utilité, la pertinence des maisons d’arrêt. Il prolonge ici les thèmes déjà développés avec talent dans son premier roman « Sale gosse »: comment empêcher le destin tracé de se répéter, de grandir sans revenir à la case cité ou prison? Cette prison que Coulibaly dit fuir et s’engage des dizaines de fois à ne plus retrouver. En vain.

Eric

21,50
Conseillé par (Libraire)
19 juillet 2021

Une performance

42,195 km en deux heures pour le recordman du monde, en trois heures pour des athlètes confirmés, en quatre heures et plus pour les amateurs. C’est long un marathon, c’est le temps libre offert à toutes les pensées, à la vacuité des minutes qui s’égrènent comme à la concentration de l’effort à tenir. Mettre en bande dessinée cet espace temporel si particulier où le même geste est mille fois répétés, avec pour seul horizon cette ligne au sol qui trace le parcours parfait, est une véritable gageure. Nicolas Debon l’a relevé pour le premier ouvrage majeur de sa jeune carrière. Ce n’est pas un des cinq marathons qu’il a parcourus qu’il met en image mais un marathon olympique immortalisé par une photo culte qui illustre toujours les Jeux d’Amsterdam en 1928: un petit homme nord africain avec le dossard 71 pénètre dans le couloir d’un stade. Son short est ample, sur son maillot trône le coq gaulois, son visage est impassible et derrière lui un homme enthousiaste lève haut le bras sur son passage. Le futur vainqueur s’appelle El Ouafi. Français, il est né aux portes du Sahara algérien. Le supporter est Louis Maertens. Ancien coureur devenu journaliste il va raconter cet exploit. C’est de son récit que va s’inspirer l’auteur pour réaliser cette BD étonnante.

Debon adopte un point de vue cinématographique. De nombreuses pages sont muettes comme des plans d’ensemble magnifiques, d’autres avec des pages de huit cases, voire douze, brisent le rythme et accélèrent la course.
C’est une voix « off » qui accompagne les foulée des athlètes permettant de multiplier les points de vue tantôt intime, tantôt historique, tantôt sportif. On devine l’énorme travail de documentation nécessaire pour mener ce récit porté bien entendu par l’origine nord africaine de l’athlète français, manoeuvre aux usines Renault de Boulogne Billancourt.

A la fin de l’ouvrage une double page documentaire fournit d’intéressants compléments sur l’évènement et la vie de Boughera El Ouafi, qui se terminera misérablement. On y découvre notamment une photo des quatre participants français avant le départ. Étrangement le futur vainqueur semble un peu à l’écart. Et l’annonce d’un autre français d’Algérie, Alain Mimoun, vainqueur du marathon de Malbourne en 1956. Comme un passage de témoin avant l’indépendance de l’Algérie.

Eric

Conseillé par (Libraire)
1 juillet 2021

NAISSANCE D'UN ECRIVAIN

Ils sont trois. Ils sont odieux. Bêtes. Pervers. Irrécupérables. Insondables. Malades. Ils sont tout cela. Ou peut-être pas. Comment savoir quand on touche le tréfonds de l’âme humaine. On peut leur donner trois noms, pour tenter de les rendre moins irréels. Il y’a Ka « formé comme au sortir du moule. Angles. Lignes. Angles ». Il y’a Ron, monsieur Ron, « ventre rebondi » aux « globes oculaires qui tournent dans les orbites ». Et enfin Monsieur Petit parce qu’il n’est pas grand. Ces trois là se retrouvent dans le prétoire d’une Cour d’Assises, devenu le temps d’un procès le théâtre des horreurs et des paumés. Avec leurs mots à eux, ils dévient la trajectoire des phrases, du vocabulaire pour tenter d’atténuer leur absence totale d’humanité. Ils ont fait à un homme, Vouté, ce qu’il est inconcevable de faire et l’ont torturé jusqu’à la mort. Pour sauver l’honneur de sa petite amie, pour quelques grammes de coke, pour rien. Dimitri Rouchon-Borie est dans la salle d’audiences. Il écoute, il écrit. C’est son métier puisqu’il est chroniqueur judiciaire au Télégramme. Il publie son compte rendu étoffé en 2018 et l’intitule simplement « Au Tribunal » (Manufacture des Livres).

Mais depuis le journaliste a osé quitter le réel pour la fiction et son roman, l’un des plus remarquables des derniers mois, « Le Démon de la colline aux loups » (Le Tripode), lui a ouvert un autre univers, celui de la littérature. Le grand pas franchi, il ose « larguer les amarres », il reprend son récit journalistique, le complète et cherche à traduire les faits en version personnelle. Il remplit de son écriture magnifique les vides laissés par les réponses laconiques des accusés à la Présidente du tribunal, pour se frayer un chemin au travers de l’horreur des faits. Habitué par son métier à entendre les souffrances du quotidien, il raconte à sa manière, avec un style unique et tranchant, proche souvent du langage parlé, indissociable de la misère intellectuelle exprimée à la barre.
Le lecteur hésite, perd ses certitudes et les mots de justice, égalité, compréhension, ont du mal à trouver leur signification. Le texte s’interrompt d’ailleurs de manière brutale: pas de jugement, pas d’interprétation. On est au delà de l’humain, dans une zone noire rarement approchée.

Dans Le Démon de la colline au loups, Rouchon-Borie, racontait à la première personne les souffrances enfantines de Duke, le narrateur. Dans Ritournelle, pas de passé, ou si peu, la violence d‘un père est évoquée assez rapidement, et cette absence de causes à effets nous laisse sur le carreau. Au lecteur d’aller au fonds du puits chercher un peu de lumière. A lui de comprendre, à défaut d’excuser. Cette inhumanité que l’on traque dans les actes de génocide, de guerre, elle est ici ramenée à la banalité du quotidien. Dans un studio, pour palper du fric, pour palper une fille. Et le gouffre n’en est que plus grand.

1970

6

Dargaud

15,95
Conseillé par (Libraire)
27 juin 2021

UN VRAI BONHEUR

C’est le merveilleux moment de l’année où l’on charge la voiture de valises, de tentes, de sacs de couchage. C’est le moment du départ en vacances. Pour la sixième fois la famille Faldérault nous invite à partager avec elle cet instant exceptionnel. Elle nous raconte rétrospectivement, chaque année, leurs départs dans un heureux désordre chronologique qui fait de leurs histoires un agréable puzzle où les adolescents vieillissent avant de rajeunir, où le père dessinateur prend du ventre avant de redevenir jeune marié. Nous sommes en 1970 cette fois-ci et comme pour chaque album, un air musical ressuscite l’époque. In the Summertime accompagne le couple et ses trois enfants parti de Belgique pour les calanques marseillaises mais plus sûrement pour une ferme près d’Avallon, « Les Genêts », arrêt provoqué par un accident de Mam’zelle Estérel, la 4L luxe six places, modèle 62.
Au lieu de la mer, c’est la campagne que vont explorer nos cinq personnages, désormais familiers. Les ressorts de ces BD nous sont connus: tendresse, naïveté ou fausse naïveté des enfants, évocation d’une époque, personnages typés, comique de répétition. Tous ces ingrédients se retrouvent dans cet opus réussi, après un petit coup de mou dans l’album précédent. La conception, la naissance, la « momosexualité » occupent le coeur de l’histoire avec toujours en toile de fond cette douceur qui raconte par exemple un papa nuage et une maman nuage qui « là haut dans le ciel se donnent du bon temps ». Les grincheux raconteront qu’il s’agit de récits politiquement corrects, porteurs de clichés de notre époque. Pourtant la réaction villageoise violente en 1970 à la découverte d’un couple lesbien dans leur communauté rappelle le chemin parcouru en un demi siècle et que rien n’est jamais gagné. La parole donnée aux enfants permet de garder dans la démonstration une forme de légèreté et de naïveté, deux qualités que l’on attend à la lecture annuelle de ces Beaux Etés.

La candeur, la tendresse les dessins de Jordi Lafebre les expriment avec des couleurs douces qui nous font ressentir sous l’ombre tachetée des arbres la chaleur de l’été. Un nez plissé, un cli d’oeil disent beaucoup de choses et tant pis si le récit ne prend pas la forme d’un manifeste mais a le simple désir de nous faire sourire et de nous inciter à regarder ces petits riens qui font le bonheur quotidien d’une famille en perpétuel mouvement géographique mais aussi générationnel.

Montrer le bonheur n’est pas si simple. Zidrou et Jordi Lafebre nous en décrivent les contours avec talent et humour. C’est déjà pas si mal. Et cela nous incite à attendre avec impatience un nouvel album et le début de nouvelles vacances.

Conseillé par (Libraire)
22 juin 2021

Instructif et féministe

« Vous avez aimé le un, vous adorerez le deux », ce slogan publicitaire facile, on a pourtant envie de le clamer après la lecture de ce deuxième tome de « Pucelle ». Dans la Bd précédente, Florence Dupré la Tour, explorait les affres de la petite enfance, quand on raconte que les garçons naissent dans les choux, et les filles dans les roses, après que le papa ait mis la petite graine dans le ventre de maman. C’était autobiographique, direct, sans chichis mais sacrément efficace. Dans ce second volet Florence a grandi, elle a treize ans, et commence sous son short, sa jupe à naître d’étranges sensations, naturelles, normales mais que des principes sociaux, culturels, moraux et surtout religieux, vont transformer en mal, dénigrement et surtout souffrances. La famille poursuit son histoire en Guadeloupe mais toujours avec ses principes bourgeois, catholiques pour cinq enfants qui clament pourtant, pour les plus grands, ne pas croire en Dieu mais à qui on continue, contre leur volonté d’infliger des codes stricts. Cette fois-ci ce sont la masturbation, la pénétration, l’hymen, le sang, la douleur qui perturbent la jeune fille en train de devenir adolescente. Ce sont des interdits qui s’immiscent dans sa « grotte mentale » alors que la CHOSE devient au fil des mois son obsession terriblement désirée et terriblement réprouvée.

Florence frappe fort et on est mal l’aise quand elle met en dessins une vidéo qui lui a été proposée comme à ses copines d’école, censée démontrer l’assassinat d’un être que constitue l’acte d’avorter, mais qui oublie simplement de préciser qu’il ne s’agit alors que d’un « amas de cellules ». Son dessin et son trait que l’on croit efficaces pour raconter des histoires à la Reiser ne font qu’accroitre les cris de douleur. Utilisant les métaphores graphiques, la dessinatrice nous fait plonger avec elle dans son mal être, sa solitude. La force de ce récit réside dans une narration à hauteur d’enfant, ce récit de petite fille qui multiplie les couettes pour dissimuler à ses propres yeux la CHOSE, omniprésente. Personne dans l’entourage ne voit la détresse, le chagrin, et le portrait du père, silencieux et inexistant est féroce. Les souvenirs sont précis, marquants, indélébiles et n’en conservent que plus de force et de véracité.

Pourtant tout pourrait être tellement plus simple. Il suffirait de dire, d’expliquer pour que l’apprentissage de la sexualité, de l’acte sexuel, ne se fasse pas en découvrant les pages, même géniales, d’un album de Gotlib, revisitant à sa manière des contes pour enfants.
A plus de quarante ans l’autrice règle ses comptes et n’hésite pas à hurler sa colère, contre son grand-père raciste, son père qui offre un robot dernière génération à l’anniversaire de son épouse, à une société patriarcale qui réduit la femme à l’état de potiche, transparente, chargée de la seule perpétuation de l’espèce. Le récit est au scalpel, taille dans le vif, là où cela fait mal, sans concessions.

Eric