Eric R.

Conseillé par (Libraire)
7 décembre 2021

Une autre façon de comprendre l'histoire

La science historique a changé. En quelques décennies, elle a intégré de nouvelles sources, d‘autres disciplines: économie, sociologie, météorologie et beaucoup d’autres ont déconstruit le « roman national », fresque narrative d’un récit chronologique linéaire et idéal d’une nation, pour lui substituer un récit complexe, multiple, non manichéen. A cette modification du fond s’ajoute désormais une modification de la forme et cette « Infographie de la révolution française » témoigne de cette évolution. « Il ne s’agit pas d’illustrer un texte mais de permettre une autre lecture de l’histoire, à la façon d’un kaléidoscope ». Tout est dit dans cette phrase introductive sur ce livre dont la conception originale qui associe un historien reconnu, Jean-Clément Martin à un Data Design, Julien Peltier.
La Révolution Française est complexe, multiple et de nombreux facteurs s’imbriquent les uns dans les autres. Difficile d’appréhender la globalité d’années aussi mouvementées et contradictoires. Aussi pour simplifier, depuis des décennies, chacun a raconté, retenu ce qui allait dans le sens de « son » histoire. Soboul et les historiens marxistes ont privilégié la révolution sociale, l’égalité, pendant que les historiens de droite montraient les ravages de la Terreur. A chacun son angle, son approche pour rendre le récit discontinu et multiple, cohérent et simple.

A cette manière de penser, Jean-Clément Martin veut substituer la complexité des situations et donne en trois parties, des clés pour appréhender ces dix années, de la convocation des Etats Généraux à la fin du Consulat.
« La marche de la Révolution », dans un récit chronologique, montre les principaux moments de cette histoire du 14 juillet à la fuite du Roi à Varennes et encore les massacres de Septembre 1792. A chaque double page un texte dit l’essentiel, explique ce qui est certain, contestable, ignoré et la mise en page décrit l’évènement en l’accompagnant de graphiques, d’illustrations de portée plus générale. Un « camembert » statistique est beaucoup plus parlant que des dizaines de lignes chiffrées, alignées les unes sur les autres. Une échelle chronologique est plus facilement mémorisée qu’un récit de plusieurs pages. En utilisant l’infographie, ce sont des milliers de mots qui sont traduits en un coup d’oeil, mis à disposition de notre cerveau, facilitant la compréhension de l’essentiel traduit sous une forme visuelle riche et variée.

Il ne faut cependant pas imaginer que cette innovation se résume à des statistiques mises en courbes. Le graphisme de Julien Peltier montre, démontre, raconte une histoire, explique comme des mots. Par des bulles occupées par des acteurs, des institutions, des évènements et disposées de bas en haut, mais aussi de gauche à droite, la vacance du pouvoir en septembre 1792 devient visuelle et permet, en un coup d’oeil, de comprendre comment les sans-culottes ont pu, pendant quelques jours, pratiquer la Terreur.
La deuxième partie est consacrée aux « Grands bouleversements » qui ont remodelé, durablement, la société française. Rôle des femmes omniprésentes puis écartées, église et déchristianisation, abolition de l’esclavage, régime de la propriété sont décrits selon les mêmes principes avant qu’une troisième partie « Rivalités et concurrences » éclaire la contre révolution, le rôle des sans-culottes, et l’arrivée progressive de Bonaparte.

Rendre accessible et compréhensible ne signifie aucunement simplifier, édulcorer. La lecture complète permet de poser une vision globale d’une période d’une complexité imposante. Atermoiements, extrême violence, politique à court terme, fluctuante, apparaissent clairement. La Révolution se construit au jour le jour, sans plan préétabli, sans perspectives précises. Elle s’improvise.
Ce livre est de ceux que l’on doit laisser à portée de main, tant il est peut être pris et repris pour examiner un aspect spécifique, une période, un phénomène particulier. Remettre en ordre des évènements dispersés. Accessible à un profane comme un spécialiste, il a sa place dans toutes les bibliothèques d’amateur d’Histoire.

Sarbacane

25,00
Conseillé par (Libraire)
16 novembre 2021

Glaçant et passionnant

Un titre énigmatique pour une Bd qui l’est tout autant. C’est Isao Moutte lui même qui nous donne sa définition par la voix d’un de ses personnages: « C’est de l’occitan, ça veut dire quelque chose comme tas de pierres ». C’est bien en effet un tas de pierres qui va changer la destinée d’une dizaine de personnes. Un amas de rochers sur une route, soudainement coupée. Un bus et une voiture bloqués. Cela suffit pour transformer un banal voyage familial, professionnel en cauchemar. Surtout quand la demi douzaine de marcheurs forcés est hébergée dans une étrange famille, pas vraiment sympathique, qui nous rappelle le clan et l’affaire Dominici, ce paysan bas alpin isolé, taiseux et redoutable.

Pourtant le cadre choisi a tout pour être idyllique même si la saison n’est pas estivale. Le Sud du massif du Vercors, tant chéri par Daniel Pennac notamment, a cette grandeur, cette magnificence qui appellent à la poésie. Mais si d’une très haute falaise on peut apercevoir un horizon magnifique à plusieurs dizaines de kilomètres, on peut aussi en chuter mortellement. C’est plutôt cette deuxième hypothèse que retient l’auteur franco-japonais qui par des couleurs automnales étouffantes transforment cette nature magnifique en scènes d’horreur et en huis clos écrasant. La lumière n’est belle qu’au lever et au coucher du soleil, deux moments de repos dans un récit mené tambour battant.

Les sangliers font peur, la forêt est étouffante, les grottes ne sont pas des refuges mais des pièges, les routes ne sont que des impasses et les fusils ne servent pas qu’à la chasse. Et surtout l’auto stop peut être le début d’un gigantesque piège qui se referme lentement et dont on ne découvre la trame que très progressivement. On imagine facilement cette histoire racontée dans un bon polar noir décrivant des personnages riches de leurs différences: un homme un peu balourd, une jeune fille intrépide, un garçon naïf et faisant la part belle à une nature devenue hostile. Tout est en place et le mérite de Isao Moutte est de transcrire ce scénario implacable en images et en un récit fluide qui appelle comme tout bon polar à tourner vite la page.
Des cases entières sont dénuées de parole pour laisser la place au silence et à son alter ego, la frayeur. Plans fixes alternent souvent avec des actions mouvementées parfaitement dynamisées par un trait efficace qui va à l’essentiel. Roman noir mais aussi donc film noir, tant les ingrédients du genre sont omniprésents au long des 160 pages qui se dévorent d’un trait et se relisent à tête reposée.

Eric

Conseillé par (Libraire)
11 novembre 2021

Petite et grande histoire se mêlent

Ils sont trois, trois personnages, fils conducteurs, de cet énorme récit qui raconte la montée de l’antisémitisme en France à la fin du XIX ème siècle. Edouard Drumont d’abord, funeste auteur de « La France Juive », auquel répond ici cette « France Goy », et fondateur de La Libre Parole. Léon Daudet ensuite, fils raté de son père, créateur nauséabond de L’Action Française. Et enfin, plus lisse mais, par bien des aspects aussi détestable, Henri Gosset, arrière grand-père de l’auteur. A travers eux, Christophe Donner brosse toute une époque et une période agitée d’une France en pleine convulsions, prises de folie entre l’anarchisme, le monarchisme, le nationalisme, la corruption, l’antisémitisme. Scandale de Panama, affaire Dreyfus, complot des Kub Maggi, parsèment ce texte à la lecture dévorante et heureusement adoucie par des correspondances privées et des évocations de la famille Gosset. Une fusion petite et grande histoire totalement réussie.

Eric

Enquête sur les attentats du 13 novembre 2015

Les Arènes

24,90
Conseillé par (Libraire)
11 novembre 2021

TERRIFIANT MAIS NECESSAIRE

Les compte-rendus quotidiens du procès en cours des attentats du 13 novembre 2015 sidèrent, désespèrent, émeuvent. Mais comment en sommes nous arrivés à cette nuit noire d’automne? Ce roman graphique raconte sur une année la chronologie précise des faits qui ont précédé et abouti à ces massacres. Si ils ont eu lieu c’est que des failles nombreuses ont permis aux terroristes, connus pourtant des services de renseignements, de passer à travers les mailles du filet. Soreen Seelow, journaliste spécialiste du terrorisme au journal Le Monde les pointe bien entendu dans un récit limpide, tendu au cordeau malgré la complexité et la multiplicité des intervenants et des lieux. Frontières passoires en Grèce ou en Turquie pour des milliers de migrants fuyant le régime de Bachar Al Assad, lois et règlements internationaux inadaptés, services de renseignements manquant de moyens et n’exploitant pas, la liste des manquements est interminable. Les occasions sont nombreuses d’arrêter le processus et, à l’image d’un agent de la DGSI, seule invention de la BD pour des raisons narratives, on découvre que pour les services anti terroristes « Tout était là » sous leurs yeux. La reproduction d’un cri d’alarme du juge Trévidic dans Paris Match du 7 octobre le confirme de manière terrifiante: « L’évidence est là: nous ne sommes plus en mesure de prévenir les attentats comme par le passé. On ne peut plus les empêcher. Il y a là quelque chose d’inéluctable ». Par des auditions sur des repentis notamment, par des écoutes téléphoniques, la cartographie des individus était connue.
Réduire pourtant cette BD à cette seule constatation, même indispensable et au coeur du sujet, serait cependant insuffisant et injuste. Le propos est plus large et aide à comprendre les ressorts qui animent ces djihadistes et provoquent leur folie meurtrière. Ces noms ont désormais un visage, des propos, des motivations et l’enquête nous fait pénétrer à l’intérieur de l’organisation de l’Etat islamique, percevoir son délire idéologique et son horreur de la vie eu égard au bonheur infini de la mort. La transcription de vidéos, d’écoutes téléphoniques démontrent la folie d’une logorrhée verbale mais aussi le cynisme d’individus qui n’hésitent pas à transgresser la loi coranique évoquée à longueurs d’imprécations sous le prétexte que « la guerre est une ruse ».
Dans un parallèle effrayant, le récit n’hésite pas à montrer le désarroi des services de renseignement et du plus haut sommet de l’Etat qui pressentent , devinent mais n’en savent pas suffisamment pour arrêter un processus devenu inéluctable.

Le dessin de Nicolas Otero qui a travaillé et repris presque exclusivement des documents photographiques est parfaitement adapté au mode enquête journalistique finalement retenue même si on atteint là les limites de la définition de la Bande Dessinée. La méthode est efficace et contribue à valider le sérieux de l’enquête qui a conduit selon l’éditeur à travailler sur un dossier d’instruction de 53 mètres de hauteur et près de 300 000 pages. Une enquête écrite n’aurait certainement pas permis une telle fluidité du récit.
Une BD exceptionnelle et nécessaire pour comprendre notre histoire immédiate.

22,00
Conseillé par (Libraire)
20 octobre 2021

BOULEVERSANT

Pour Ariana Neumann, l’autrice de ce passionnant récit, c’est une photo sur une carte d’identité de son père découverte à l’âge de huit ans qui est à l’origine de l’enquête entamée quarante ans plus tard, elle qui, enfant, rêvait déjà d’être détective ». « Papa ne s’appelait pas Hans. Il mentait sur son nom et sa date de naissance ». Et de pleurer auprès de sa mère: « Non. Non. Maman. Non. Il n’est pas la personne qu’il prétend être. Ce n’est pas lui! ». Le document terrifiant est une pièce d’identité d’octobre 1943 et sous la photo de son père, ou de celui qui dit être son père, est collé un timbre à l’effigie d’Hitler.

A ce document vont peu à peu s’ajouter des boites en carton retrouvées dans la famille, emplies de documents officiels, de photos jaunies et racornies, de correspondances. Il y’a loin de Caracas, où vit désormais, solidement implantée et respectée la famille Neumann, aux années de guerre en Tchécoslovaquie. Un éloignement temporel et géographique d’autant plus important que Hans, n’a jamais rien dit, s’est même mué dans un silence total. Il faudra la vieillesse et l’approche de la mort pour qu’il laisse à sa fille quelques pièces muettes d’un puzzle qu’elle devra reconstituer pour trouver une vérité.

De mels en courriers, de traductions en visites, de souvenirs en recherches, Ariana Neumann va faire de son récit d’enquêtrice un document historique de première grandeur. Avec elle, on va suivre la vie, les espoirs d’une famille juive praguoise non pratiquante, intégrée parfaitement dans les années trente, qui va progressivement voir grandir à ses côtés une haine dont la plupart n’ose imaginer le caractère destructeur. Les restrictions de plus en plus fortes, les vexations, les interdictions de plus en plus nombreuses limitent de manière implacable les possibilités de la vie de tous les jours. L’inimaginable devient réalité et les photos familiales judicieusement reproduites traduisent cette descente aux enfers: les sourires insouciants font place à des visages graves et taiseux. L’oncle Richard sera le seul à quitter l’Europe pour les Etats Unis. « En 1939 la famille Hans Neumann comptait trente quatre membres en Tchécoslovaquie ». Vingt neuf, « âgés de huit à soixante ans furent déportés, et « seuls quatre d’entre eux revinrent à la fin de la guerre ». L’histoire de Hans est extraordinaire, un périple va l’amener à se rendre à Berlin, au coeur même de la barbarie pour transformer un adolescent insouciant et inconstant en adulte solide et volontaire.

Ces histoires personnelles déroulent un processus progressif de destruction de l’identité juive mené avec une rationalité et une efficacité redoutables par le régime nazi. De l’interdiction de posséder un animal de compagnie, à celle de se rendre à l’école, puis à la spoliation des biens et finalement à la destruction physique des individus, la famille Neumann comprend trop tard une logique inimaginable car inédite. On suit avec des mots justes, leur peur, puis leur sidération, leur espoir et enfin leur silence.

A ce document historique s’ajoute la découverte et la rencontre bouleversante d’une fille avec son père, homme d’affaires reconnu mais hanté de cauchemars, qui lui laisse à sa mort une petite poupée, comme une invitation à découvrir sa signification. Elle va vers lui en écrivant, elle ouvre les montres qu’il collectionnait, comme pour vivre les secondes à venir et ne jamais revivre les minutes passées. En cherchant son père, avec ce témoignage poignant, elle raconte l’Histoire.