Jean-Luc F.

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Journal d'un vertige

Futuropolis

25,00
Conseillé par (Libraire)
28 janvier 2022

Sur le sol de la planète Terre

L'idée est simple : relier en marchant la grotte de Pech Merle, dans le Lot, où des hommes ont peint, il y a 22000 ans, de magnifiques fresques, au village de Bure, dans la Meuse, où d'autres hommes, envisagent, aujourd'hui, d'enfouir des déchets nucléaires, qui existeront des milliers d'années, comme les peintures de Pech Merle, mais d'une autre manière.
L'intuition d'Etienne Davodeau est que « ce qui sépare et relie ces deux lieux, ces deux dates (…) en dit long sur notre rapport à cette planète ». Entre Pech Merle et Bure il y a 800 km, que Davodeau parcourt en un mois et raconte, en 200 pages de textes et de dessins.
En cours de route il croise (fictivement) quelques personnalités choisies, chercheurs, ingénieurs, militants , qui, tout en faisant un bout de chemin avec lui, nous livrent de riches informations sur les peintures rupestres, l'agroécologie, le papier, et bien entendu le site d'enfouissement de Bure et les luttes qui y ont été et y sont toujours menées. C'est passionnant, et on apprend beaucoup. C'est engagé aussi, on s'en doute.
Mais ce qui touche le plus dans le livre, ce sont les longs passages où l'auteur marche simplement, et où le récit marche avec lui d'une certaine façon, épousant le rythme de ses pas pour dérouler péripéties cocasses, intermèdes solitaires, et moments d'émotion devant la beauté des paysages, vallées du Causse, hauteurs du Cantal, forêts du Morvan. Le dessin alors peut choisir de s'épanouir en magnifiques planches d'où le texte disparaît, pour mieux rendre le vertige qui saisit l'auteur, devant une voûte étoilée qui semble venir à sa rencontre, ou devant l'horizon sans fin d'un plateau ordinaire qui lui donne plus que les autres endroits traversés la conscience aiguë de vivre « sur le sol de la planète terre ». Et c'est très beau.

Jean-Luc

Les Éditions Noir sur Blanc

25,00
Conseillé par (Libraire)
12 janvier 2022

Une merveille

Dans les années trente du vingtième siècle, sur les bords de la Volga, un vieux maître d'école et deux enfants vivent reclus dans une isba perdue au cœur de la forêt. Lui s'appelle Bach, comme le musicien, car il est allemand, descendant de ces « enfants de la Volga » que la « Grande Catherine » accueillit généreusement à la fin du XVIIIe siècle, pour coloniser les steppes inhospitalière de la Caspienne ; les enfants sont la fille de Bach, Anna, et un jeune vagabond kirghize, Vasska, qui a trouvé là un refuge et une famille. Tous les trois construisent peu à peu un monde à eux, dans les bruits changeants de la nature, l'odeur des pommes séchées, et la chaleur du poêle . Ils échappent comme par miracle à la terreur stalinienne qui s'installe tout autour.
Le miracle, c'est ce roman, merveilleusement écrit et superbement traduit, qui mêle chronique historique et conte fantastique, « réalisme magique » et lyrisme simple, tout à la fois dénonciation froide du stalinisme et ode puissante à la nature, à la forêt, à l'hiver, à l'enfance, à l'amour. Et au grand fleuve Volga, qui est peut-être le personnage principal du roman, et nous accompagnera longtemps, comme les trois autres, une fois qu'on aura, après un dernier chapitre éblouissant, refermé le livre.
Une merveille

Jean-Luc

Entretiens avec emmanuel resche-caserta

Actes Sud

20,00
Conseillé par (Libraire)
17 novembre 2021

La façon Christie

William Christie est musicien, claveciniste, et surtout fondateur et chef de l'ensemble Les Arts florissants, qui œuvre depuis plus de 40 ans au renouvellement de l'approche et de l'interprétation de cette merveilleuse musique qu'est la musique baroque. Américain (même s'il est aujourd'hui naturalisé français), il aura fait plus que bien d'autres pour redonner son faste à la musique française du « Grand siècle ». Héritier des premiers « baroqueux », c'est aussi contre eux qu'il a défini son style propre, ce qu'il appelle « la façon Christie », où l’essentiel semble être de transmettre aux musiciens et au public l'émotion qu'il ressent lui-même.
Il a proposé à Emmanuel Resche, son premier violon, de recueillir et mettre en forme, au fil d'entretiens souvent informels (au sortir d'une répétition, au cours d'un voyage, ou chez lui, dans sa maison en Vendée), ce qui pourrait être une sorte d'héritage intellectuel et artistique, à côté de la liste impressionnante des concerts, représentations et enregistrements produits par Les Arts florissants.
Ce petit livre se lit d'une traite. C'est intelligent, alerte, passionnant. Les brèves introductions qu'Emmanuel Resche a rédigées au début de chaque chapitre, teintées d'humour, apportent une touche supplémentaire de légèreté. Pour les amateurs de musique baroque c'est un vivant précis d'esthétique. Pour les néophytes une très accessible initiation. Pour tous le portrait attachant d'un grand artiste qui a su garder sa simplicité, aussi bien pour parler de son art que pour vous préparer, en jean et chemise à carreaux, un dîner avec les restes du frigo.

Jean-Luc

Trois vies improbables et vraies

Rivages

17,00
Conseillé par (Libraire)
14 novembre 2021

Indomptables Mapuches et quarantièmes rugissants

Claudio Magris est un écrivain voyageur qui ne s'intéresse pas tant aux lieux eux-mêmes qu'à l'imaginaire qu'ils nourrissent. Il ne se déplace pas tant dans un espace que dans une culture, et ouvre des mondes plutôt qu'il ne parcourt le monde. Il en avait fait la merveilleuse démonstration dans « Danube », livre monumental qui embrassait l'histoire et la littérature de la Mitteleuropa et des Balkans en suivant le cours du grand fleuve européen.
Avec « Croix du sud » il nous transporte dans le cône Sud de l'Amérique latine, Patagonie et Terre de Feu. Il choisit de nous raconter trois vies, « improbables et vraies », trois vies d'Européens qui se sont passionnés pour ces terres inhospitalières et y ont lié leur destin : Janez Benigar, aventurier slovène débarqué à Buenos-Aires en 1908, devenu spécialiste de la culture et de la langue du peuple autochtone des Araucans, qu'on connaît mieux sous le nom de Mapuches ; Orélie-Antoine de Tounens, avoué à Périgueux, autoproclamé, en 1860, « Roi d'Araucanie », royaume qui n'aura finalement jamais existé ; et enfin Angela Vallese, religieuse piémontaise arrivée en Terre de Feu en 1880, et que les Indiens Onas prirent pour un manchot, à cause de son habit noir et blanc. Des trois personnages c'est le plus attachant. Elle voue un amour infini aux Mapuches, peuple indomptable qui a affronté les Incas avant les Conquistadors et continue aujourd'hui de résister à l’État chilien. Elle soulève des montagnes pour les sauver. Le livre de Magris est aussi un hommage au Mapuches.
Comme toujours avec Claudio Magris l'érudition est éblouissante, sans jamais être pesante. On croise Jules Verne aussi bien que Darwin, Borgès bien sûr, mais aussi de façon plus surprenante, José Mario Bergoglio, l'actuel pape, qui s'intéressa de près à ces terres et à ses peuples autochtones.
A la fin du livre Magris s'aventure au delà du Cap Horn, sur les eaux furieuses de l'océan austral, peuplées d’îles désolées et de mythes effrayants, jusqu'aux « quarantièmes rugissants » et aux « cinquantièmes hurlants ». Sa prose devient lyrique. On en sort ébouriffé.

Jean-Luc

Éditions de l'Observatoire

20,00
Conseillé par (Libraire)
25 octobre 2021

Incisif et troublant

Le titre évoque immédiatement le Eichmann à Jérusalem, d'Hannah Arendt, sous-titré « Rapport sur la banalité du mal », paru en 1963, après le procès d'Adolf d'Eichmann, auquel la grande philosophe allemande avait assisté à Jérusalem.
Eichmann, c'est l' « architecte de la solution finale ». C'est lui qui a organisé la logistique de la déportation de millions de Juifs européens vers les camps de la mort, avec l' efficacité qu'on sait. A la chute du Reich il a fui, comme des milliers d'autres nazis, vers l'Argentine, où le gouvernement de Juan Perón les accueillait à bras ouverts. Il a vécu là bas, principalement à Buenos Aires, dans une discrétion toute relative, jusqu'à son enlèvement en 1960 par les services secrets israéliens, et son jugement, puis son exécution, en 1962 à Tel Aviv.
Tout en reconnaissant sa dette à l'égard d'Hannah Arendt, Ariel Magnus reproche à celle-ci de dépeindre Eichmann comme un imbécile, et « de ne pas lui reconnaître la moindre once de l'aptitude humaine qu'elle estimait le plus » [l'intelligence]. Il n'a fait qu'obéir aux ordres, en gros.
S'appuyant sur diverses sources, Ariel Magnus, dans ce qui est d'abord un roman, fait d' Eichmann un médiocre certes, mais qui reste un nazi convaincu. Qui ressasse sa frustration de ne pas avoir mené à bien la tâche qu'on lui avait assignée, purger l'Allemagne de tous ses Juifs. Qui relit l'Histoire à sa manière, transforme le nazisme en conte merveilleux. Qui s'invente une probité à propos de faits anecdotiques, et construit un argumentaire fallacieux qui lui permettrait au cas où il serait jugé de soutenir qu'il n'a pas éliminé des millions de Juifs, mais tout au plus quelques milliers.
Pourquoi s'intéresser à un tel personnage, peut-on se demander ? Parce que ce que cherche et parvient à éclairer, avec talent, Ariel Magnus (lui-même petit-fils de Juifs allemands réfugiés en Argentine et dont le père vouait une haine toute particulière à Eichmann), c'est d'abord, sinon une pensée, du moins un discours, qui mêle déni de réalité, falsification de l'histoire et délire obsessionnel. Appelons cela négationnisme, complotisme, ou tout simplement antisémitisme, et le propos devient alors d'une troublante actualité. C'est la force de ce bref et incisif roman.

Jean-Luc